V
LA CONFIANCE

Bolitho s’agrippa à la lisse de dunette, tentant de distinguer ce qui se passait sur le pont, les yeux plissés pour se protéger de la neige et de l’air glacé.

La scène était irréelle, le gréement et les pièces luisaient dans la neige, les hommes allaient en tâtonnant comme ils pouvaient d’une tâche à une autre, tels des invalides.

Il essayait de raisonner calmement, de concentrer ses pensées sur ce qui les attendait. Mais, depuis le moment où ils avaient levé l’ancre, une fois passée l’excitation d’être sorti du port dans la tempête de neige, le mauvais temps avait atteint un point qui défiait l’entendement.

Cela faisait douze heures qu’ils avaient repris la mer, il aurait dû faire plein jour. Ils taillaient péniblement leur route cap au sudet, entrainés par un fort vent qui dévalait des côtes suédoises. Les mouvements devenaient de plus en plus chaotiques, la moindre chose prenait plus de temps à chaque relève de quart.

Et le blizzard balayait les enfléchures et le gréement courant, le temps et l’espace se rétrécissaient aux dimensions du bâtiment.

Bolitho ne pouvait strictement rien faire pour s’empêcher de claquer des dents. Malgré son lourd manteau de mer, il était gelé jusqu’à la mœlle. Il avait vu les vigies épuisées que l’on relevait au bout de moins d’une heure là-haut et qui n’avaient même pas la force de redescendre seules.

Et si tout cela n’était que temps perdu ? Cette pensée l’obsédait un peu plus à chaque mille parcouru, il s’imaginait que tous à bord juraient et l’insultaient au fur et à mesure que le jour passait. Et si le français s’en était allé ailleurs ? A cette heure, il était peut-être en train de se jeter sous les pièces de Herrick, ou encore d’aller on ne sait où.

Neale arriva en titubant sur la dunette, le froid le rendait encore plus rose.

— Puis-je vous suggérer de descendre, amiral ? Les hommes savent que vous êtes à bord, ils savent aussi que vous resterez avec eus quoi qu’il advienne.

Bolitho fut pris d’un grand frisson. Les embruns qui jaillissaient par-dessus la figure de proue gelaient instantanément pour se transmuer en pierres précieuses qui s’accrochaient aux filets. L’eau qui prenait en glace devant les dalots pouvait fort bien s’accumuler assez vite pour faire chavirer un bâtiment plus important qu’une simple frégate.

— Où sommes-nous ? demanda-t-il.

— Le pilote m’assure que l’île de Bornholm est par le travers bâbord, à environ cinq milles – Neale s’essuya de la main son visage qui ruisselait. Je suis bien obligé de le croire, amiral, car, en ce qui me concerne, nous pourrions être n’importe où que cela me ferait le même effet !

Le commandant se retourna en voyant arriver son second. Bolitho lui cria :

— Ne vous en faites pas pour moi, Neale. Au moins, le vent m’aide à garder la tête froide !

Il repensa à leur départ en catimini de Copenhague. Il ignorait si quelqu’un les avait vus lever l’ancre. Peu probable. Mais, une fois l’aube venue, Mr. Inskip risquait fort d’être soumis à quelques questions assez désagréables.

Browne s’était montré aussi net qu’il l’avait osé :

— Je crois que vous avez tort de donner la chasse à ce français, amiral. Vous y envoyez le Styx, ce qui suffit bien. Le commandant Neale sait les risques qu’il prend, vous pourriez le couvrir si les choses tournaient mal. Mais, puisque vous êtes avec lui, qui donc vous couvrira, vous ?

Un peu plus tard, tandis que le Styx s’éloignait à grand-peine des côtes suédoises, Bolitho avait surpris une conversation assez vive entre Pascœ et son aide de camp : « Mais vous n’y comprenez rien ! L’amiral s’est déjà trouvé dans des situations bien pires ! Et il a toujours réussi à échapper à tous les pièges ! – Il n’était que commandant à l’époque, lui avait répondu Browne d’une voix triste. La responsabilité est une hache : elle peut aussi vous tuer. » Puis Bolitho l’avait entendu poser la main sur l’épaule de Pascœ : « Mais je respecte votre fidélité, croyez-moi. »

Pour l’instant, Pascœ était monté dans le mât de misaine afin de donner la main à quelques marins qui tentaient de débloquer les réas des poulies. S’ils gelaient, ou encore si les cordages, déjà englués de neige, en faisaient autant, le Styx serait désemparé. Il ne lui resterait plus qu’à tailler sa route comme un fantôme et à s’enfoncer ainsi au fin fond de la mer Baltique.

Allday traversa le pont, pataugeant dans la neige à demi fondue.

— Ozzard est allé chercher un peu de soupe, amiral – puis, avec un coup d’œil aux voiles revêtues d’une croûte blanche : Je crois que j’aimerais mieux être encalminé que de voir ça !

Bolitho regardait des marins redescendre des hauts. Il fallait espérer qu’ils trouveraient quelque chose de chaud en arrivant en bas, eux aussi. Mais il connaissait son Neale et savait qu’il avait fait le nécessaire.

Il suivit le regard d’Allday, vers les grandes voiles bien gonflées. Elles étaient raides comme du métal, ce qui ajoutait à la peine des gabiers qui devaient se battre avec elles pour les maîtriser. Le spectacle offrait pourtant une beauté étrange. Cette pensée légèrement réconfortante l’aida à refouler l’anxiété qui le tenaillait.

— C’est bon, je descends. Un peu de soupe me fera du bien, mais je ne suis pas sûr d’arriver à la garder dans mon estomac !

Allday se mit à rire et s’écarta un peu pour laisser Bolitho accéder à la descente.

Depuis toutes ces années qu’il le servait, il ne se souvenait pas de l’avoir vu atteint du mal de mer. Mais, comme on dit, il faut un commencement à tout…

A l’arrière, avec cette mer du travers qui faisait monter puis redescendre l’étambot, l’ambiance était plus celle d’une grotte que d’une chambre. Les fenêtres étaient décorées de fins motifs de glace qui filtraient la lumière et faisaient paraître l’endroit plus froid qu’il n’était.

Bolitho s’assit pour avaler la soupe d’Ozzard, tout surpris de voir qu’il avait encore de l’appétit, La chose, songea-t-il, aurait paru plus naturelle chez un jeune efflanqué d’aspirant que chez un amiral.

Neale vint le rejoindre un peu plus tard et étala la carte devant lui.

— Si ces navires marchands sont vraiment à Gotland, amiral… – il étendit ses pointes sèches sur la carte – … ils sont sans doute ici, sur la côte nord-ouest – il se tourna vers Bolitho pour observer sa réaction. Juste sous les canons de la forteresse, pas de doute là-dessus.

Bolitho se frottait le menton en essayant de transformer ces droites et ces chiffres en mer, en côtes, en vent et en courant.

— Et si ces navires n’y sont pas, Neale, nous sommes venus ici pour des prunes. Mr. Inskip me fait l’effet d’un homme qui vérifie soigneusement ses sources. En théorie, ces navires devraient être dans les eaux suédoises, mais à partir du moment où les Russes s’en sont emparés et où les Français y voient un certain intérêt, je crois que je n’ai pas le choix et qu’il nous faut aller les battre. Si nous parvenons à libérer ces bâtiments, toutes les raisons de déclarer la guerre tomberont et tout espoir de voir le tsar envahir l’Angleterre s’effacera avec la neige.

Neale faisait la moue, partagé entre des sentiments divers.

— Donnez-moi votre avis, commandant, fit Bolitho en le regardant dans les yeux. Je suis trop habitué aux façons de Herrick pour vous priver de votre liberté de parole.

— Je ne pense pas que les Français s’attendent à nous voir arriver, en tout cas si l’Ajax a pris la même route que nous. J’ai hâte de régler mes comptes avec lui, amiral, mon bâtiment mérite bien de remporter quelque succès. Mais, à dire vrai, il me semble que vous avez plus de chances de déclencher une guerre que de l’empêcher.

Il étendit les mains dans un geste d’impuissance, il redevenait l’aspirant qu’il avait été.

— Je n’arrive pas à comprendre pourquoi notre amiral n’a pas agi depuis longtemps face à cette menace.

Bolitho détourna les yeux. Il se souvenait de ce que lui avait dit Browne et des mises en garde de Beauchamp. Cet avertissement visait-il précisément l’amiral Damerum ? Et dans ce cas, pour quelle raison ? Tout ceci n’avait guère de sens.

— Quel temps fait-il ?

— Il neige toujours, amiral, mais ça n’empire pas. Mon pilote pense que le temps pourrait s’éclaircir à l’aube.

Ils regardèrent tous les deux la carte. A cette heure, les événements avaient peut-être déjà décidé pour eux.

 

Le Styx faisait route au près, cap au nord, bâbord amures. La mer passait par-dessus le pavois au vent avant de s’écraser régulièrement du bord opposé. Les hommes, trop assommés par la froidure et l’humidité, ne parlaient guère. Il leur fallait constamment garder l’œil sur les plans et les écoutes, alors qu’ils n’avaient plus l’esprit à rien, sinon la souffrance et la conscience du danger.

La côte suédoise se trouvait par le travers, invisible. Lorsque le bâtiment eut passé la pointe sud du Gotland, la mer devint plus courte mais moins dure pour la dernière partie de leur traversée.

Bolitho s’était levé et habillé bien avant les premières lueurs. Il était si fatigué qu’Allday avait eu plus de mal que d’habitude à le raser. La glace festonnait toujours les fenêtres de poupe, mais, l’aube venant, il fit bientôt plus clair et le jour laissait même espérer quelques rayons de soleil.

Bolitho attrapa brusquement son chapeau et, vitupérant Allday :

— Par Dieu, vous prenez diablement votre temps ! le tança-t-il.

Allday essuya méthodiquement son rasoir.

— Le temps, c’est lorsque l’amiral a de la patience, amiral.

Bolitho lui fit un sourire avant de grimper à la hâte sur le pont.

Arrivé là-haut, il eut brutalement le souffle coupé par l’air glacial.

Des silhouettes s’activaient de tous côtés. Bolitho prit une lunette au râtelier et aperçut bientôt l’île de Gotland sur tribord, une terre trapue et bosselée dans cette lumière glauque, comme une sorte de monstre marin endormi. On racontait que l’endroit était étrange, avec sa ville fortifiée sur laquelle couraient depuis des temps immémoriaux des histoires d’assauts, de contre-attaques. Il n’était pas difficile d’imaginer les longs bateaux des Vikings s’élançant vers ces côtes inhospitalières.

Neale traversa la dunette pour venir le saluer.

— Autorisation de rappeler aux postes de combat, amiral ? Les hommes ont déjeuné, mais ils l’auront vite oublié si on ne les tient pas occupés.

— Faites, je vous prie. C’est vous qui commandez, je ne suis qu’un passager.

Neale s’éloigna en dissimulant mal un sourire.

— Monsieur Pickthorn ! Rappelez aux postes de combat !

En se retournant, il surprit le regard de Bolitho. Ils revenaient des armées en arrière.

— Et je veux que vous gagniez deux minutes sur votre dernier-temps, compris ?

Le soleil qui perçait faiblement au milieu des flocons de neige effleura les voiles raidies en leur donnant une teinte d’étain. Tout scintillait. Les cheveux des marins qui couraient au rassemblement à l’appel des tambours étaient pleins de gouttelettes de glace fondue, on eût dit qu’ils sortaient du fond de la mer.

Pascœ qui passait en bouclant le ceinturon auquel pendait son sabre courbe ralliait les hommes du Benbow. Bolitho remarqua qu’au moment d’appeler un certain Babbage il s’était arrêté une seconde pour regarder l’homme attentivement, avant de le séparer des autres.

Était-ce un candidat à une promotion, ou quelqu’un qu’on lui avait signalé pour mauvaise conduite ? Leurs regards se croisèrent, Bolitho lui fit un léger signe de tête.

— Eh bien, Adam, vous l’avez, votre frégate. Quelles sont vos impressions ?

— Je me sens comme le vent, amiral, répondit Pascœ dans un grand sourire.

Le second, essoufflé par ses efforts et rouge de froid, annonça :

— Bâtiment aux postes de combat, monsieur !

Neale fit claquer le couvercle de sa montre.

— Voilà une affaire rondement menée, monsieur Pickthorn.

Et se tournant vers Bolitho, il le salua :

— Nous sommes à vos ordres, amiral.

Browne, qui avait vécu les préparatifs puis le silence qui était retombé sur le pont principal, murmura :

— Oui, mais pour quoi faire ?

 

Bolitho fit pivoter lentement sa lunette le long de la ligne de côte grisâtre, Si seulement cette neige pouvait s’arrêter ! Il savait pourtant, au fond de lui-même, qu’elle était leur seule alliée, la seule chose qui les cachait.

Des silhouettes s’activaient tout autour de lui. Il entendait de temps en temps un cliquetis métallique, le raclement d’un anspect, seuls bruits qui venaient troubler le petit cercle d’univers que découpait l’oculaire.

Il faisait mentalement la revue de tout ce qu’il avait observé sur la carte, des notes de Neale. Il devait y avoir une pointe quelque part vers l’avant, sous le vent, et c’était là que devaient se trouver les bâtiments.

Il se mordit la lèvre pour mieux contenir les pensées qui se bousculaient dans sa tête et pour essayer de vaincre son inquiétude. Peut-être, possiblement, éventuellement, tous ces mots ne lui servaient de rien à présent.

Il entendit Neale lui demander :

— Dois-je envoyer les couleurs, amiral ?

— Je vous en prie. Je vous suggère également de les hisser en tête de misaine et d’artimon. Si nos marchands sont dans les parages, autant leur offrir tous le réconfort possible.

Il leva les yeux vers la tête d’artimon où flottait sa propre marque depuis qu’il avait quitté le Benbow. Elle pouvait faire croire au français et à tous ceux qui auraient envie de les attaquer que d’autres bâtiments arrivaient en renfort. Les jeunes contre-amiraux eux-mêmes ne sont pas supposés s’égarer seuls à bord d’une frégate.

— Le vent ? demanda Bolitho.

— Il adonne d’un quart, amiral, répondit immédiatement le pilote. Au noroît.

Bolitho fit signe qu’il avait entendu, il était trop absorbé dans ses réflexions pour remarquer qu’il avait posé assez sèchement sa question.

— Abattez de trois quarts, je vous prie. Nous doublerons la pointe d’aussi près que possible.

— Bien, amiral, je ne sais pas… commença le pilote, mais il vit le regard que lui jetait Neale et se tut.

La grand-roue commença à grincer. Les trois timoniers, jambes écartées pour garder leur équilibre sur le pont verglacé, allaient des voiles au compas comme des faucons.

— En route au nordet, amiral, annonça enfin le pilote.

Bolitho ne voyait même pas les marins qui couraient de tous côtés pour brasser les vergues et régler les bras, d’autres encore qui arrivaient en renfort. Neale avait beaucoup appris. Sous voilure réduite, huniers, misaine et focs, le Styx répondait parfaitement à sa toile raidie par la glace, comme si lui aussi avait hâte d’aller au combat.

Les servants de pièce se serraient les uns contre les autres pour se tenir chaud, le sable que l’on avait répandu autour des longs douze-livres pour empêcher les hommes de glisser s’était déjà transformé en liquide jaune d’or.

Les tuniques des fusiliers semblaient particulièrement rutilantes dans cette étrange lumière, la neige qui poudrait leurs équipements les faisait ressembler à des jouets de Noël.

Pascœ se trouvait près des pièces avant, le poing sur la hanche, sa silhouette élancée suivant sans effort le tangage régulier de l’étrave. Il discutait avec un jeune officier : sans doute évaluaient-ils leurs chances. Les choses se passaient souvent ainsi : il fallait essayer de paraître calme, de garder la tête froide alors que votre cœur était comme pris dans un étau et que vous aviez l’impression que ses battements résonnaient à l’oreille des matelots.

— Terre devant, sous le vent, monsieur !… – une courte pause – … quasiment droit devant !

— Un homme à sonder devant, monsieur Pickthorn, ordonna Neale. Commencez à sonder dans quinze minutes !

S’il a peur de se mettre au sec, se dit Bolitho, il cache bien son jeu. Il reprit sa lunette. La terre paraissait très proche, il savait bien que c’était une illusion d’optique mais, si le vent tournait brusquement ou s’il tombait, ils auraient bien du mal à s’en tirer.

— A rentrer la misaine ! ordonna Neale – et, s’approchant de Bolitho : Puis-je lofer d’un quart, monsieur ?

— Faites, répondit Bolitho en abandonnant sa lunette.

Il leva les yeux. Leurs couleurs avaient été envoyées en tête des trois mâts et à la corne. Les flocons de neige fondaient dans ses yeux, lui mouillaient les lèvres, cela le calmait.

La voile de misaine battait furieusement sur sa vergue, les gabiers qui étaient montés la rentrer devaient lutter des poings et des pieds contre la toile gelée comme des singes fous furieux. Des écailles de glace tombaient sur les canonniers comme du verre brisé, un officier marinier se baissa pour en ramasser un morceau qu’il avala. Autre indice qui ne trompait pas : ce goût de poussière dans la bouche, cette soif de bière, d’eau, de n’importe quoi.

Si seulement tous ces gens restés en Angleterre les voyaient ! se dit-il amèrement. Tous ces hommes de la flotte qui vivaient comme des misérables dans un monde sordide mais savaient aussi se battre avec dignité et faire preuve d’un courage incroyable. Certains d’entre eux avaient été sortis de leur prison, ils n’étaient bons à rien à terre ou en mer, et pourtant… Eux seuls faisaient barrage contre Napoléon ou tout autre ennemi, quel qu’il fût. Il faillit sourire en se souvenant de ce que disait son père : « Richard, l’Angleterre doit aimer avoir des ennemis, nous en avons tant ! »

— Autorisation de charger, monsieur ? demanda le second.

Neale interrogea Bolitho du regard avant de répondre :

— Oui, monsieur Pickthorn, mais simple charge. Avec des pièces à moitié gelées, j’aurais peur que vous nous ne fassiez plus de mal qu’aux Français !

Bolitho croisa fermement ses mains dans le dos. Ils avaient une telle confiance en lui qu’ils voyaient déjà l’ennemi devant eux. Si la baie était déserte, toute cette belle confiance s’évanouirait d’un coup.

Le bras de l’homme de sonde décrivait lentement de grands cercles, il lâchait le plomb puis la ligne et observait la gerbe au-delà des bossoirs.

— Dix brasses !

Le pilote, debout près de la barre, était tendu. Il imaginait sans doute le fond rocheux qui défilait sous la doublure de cuivre.

Le plomb retomba dans l’eau.

— Et neuf brasses trois quarts !

Bolitho serra les mâchoires. Il leur fallait approcher d’aussi près que possible. La langue de terre grandissait au-dessus du boute-hors et du bâton de foc, lourde de menace.

— Sept brasses !

Le lieutenant fusilier s’éclaircit nerveusement la gorge, l’un des marins de quart sur la dunette sursauta.

— Cinq brasses !

Bolitho entendit le pilote murmurer quelque chose à Neale. Trente pieds d’eau, ce n’était guère, même avec le pied de pilote.

— Quatre brasses !

La voix de l’homme avait retrouvé son calme, comme s’il s’était persuadé qu’il allait mourir et qu’il n’y pouvait plus rien.

Bolitho leva sa lunette, aperçut deux maisons isolées posées comme des briques de couleur claire au flanc de la colline. Il crut voir de la fumée, sans en être trop sûr, la neige brouillant tout. Cette fumée, quelqu’un qui allumait le feu du matin ? Ou bien un four à chauffer les boulets d’une batterie qui réservait à ce Styx impudent un accueil à sa façon ?

Les lames déferlaient sous la pointe, de la glace brillait aux premières lueurs.

— Lofez de deux quarts, Neale.

Il baissa sa lunette, la referma dans un claquement sec et la tendit à un aspirant.

Les marins avaient été remis sur pied par ce nouvel ordre comme des athlètes, les palans d’écoute se mirent à grincer, les vergues ajoutèrent leur effet à celui du safran. La frégate commença à monter doucement dans le vent et la pointe pivota en sens inverse comme une énorme porte de pierre.

— Dix brasses ! cria l’homme de sonde et un marin poussa un hourra un peu ironique.

— En route au nordet, monsieur !

Bolitho empoigna la lisse de dunette, comme il l’avait fait si souvent, à bord de tant de bâtiments.

L’heure était venue. Le vent était convenable, la frégate le serrait d’aussi près qu’elle pouvait en restant portante. Dès qu’ils auraient arrondi la pointe, le sort en serait jeté, l’effet de surprise devrait jouer, comme une douche glacée réveille le marin endormi.

— Mettez en batterie, je vous prie.

Bolitho détourna les yeux du petit groupe des officiers rassemblés. Si la baie était vide, ils allaient rire de ses pitoyables préparatifs. Ils attendraient peut-être quelques minutes, afin de ménager son amour-propre, mais se retourneraient plus tard et à juste titre contre lui.

Le second lieutenant baissa le bras, les affûts s’avancèrent en grondant contre les sommiers de sabord, les roues grinçaient tandis que les servants contrôlaient le mouvement au palan et à l’anspect. La chose n’était guère aisée sur un plancher aussi traître.

Les gueules noires des douze-livres jaillirent presque ensemble par les sabords. Çà et là, un chef de pièce ôtait un peu de neige amoncelée sur la volée.

— Pièces tribord en batterie, monsieur !

— Ohé du pont !

L’appel vibrant de la vigie fit retomber la tension d’un seul coup.

— Bâtiments à l’ancre de l’autre côté de la pointe, monsieur !

Bolitho se tourna vers Neale. Derrière lui, un peu en retrait, Allday faisait de grands gestes avec son coutelas, comme s’il tenait une baguette de fée. A l’avant, son neveu s’était hissé sur un affût pour essayer de mieux voir ce qui se passait à travers les filets. Tous les marins du bord avaient peut-être douté de lui, mais pas ces trois-là.

— Paré à virer ! Du monde aux bras !

Les gabiers et tous les hommes affectés à chaque mât se ruèrent pour exécuter l’ordre. Seuls les canonniers restèrent immobiles, chaque chef de pièce gardant le regard rivé sur le petit carré qui représentait tout son univers.

Neale leva le bras :

— Doucement, les gars ! Envoyez !

On eût dit qu’il essayait de calmer un cheval emballé.

Il se tourna vers les filets, incapable désormais de dominer ses sensations. Ils étaient tous là, une demi-douzaine de bâtiments marchands mouillés en formation serrée, pitoyables sous leur manteau de neige et leurs vergues brassées, inertes.

Allday s’était approché de son épaule comme il faisait toujours, pour être aussi près de lui que possible, paré à toute éventualité.

Bolitho l’entendait respirer bruyamment. Allday lui glissa :

— Des navires anglais, amiral, y a pas de doute possible ! – il tendit son énorme bras : Et regardez donc là-bas ! Ce foutu français !

Bolitho reprit sa lunette et la pointa à travers les mâts et le gréement. Il était bien là, c’était l’Ajax, il le reconnaissait. Un second bâtiment de guerre se trouvait plus près de terre, un bâtiment plus gros et plus ventru, sans doute un deux-ponts. Ce devait être l’escorte des navires marchands qui attendait une amélioration du temps ou n’avait pas encore reçu ses ordres.

Les formes vagues de la forteresse étaient à peine visibles à travers les flocons. Une sonnerie de trompette éclata soudain. Bolitho imaginait sans peine les soldats pris par surprise qui couraient à leurs postes en sacrant et jurant. Nul n’a les idées très claires quand on le sort d’un abri confortable pour le jeter au milieu de la tempête.

— Allez-y, Neale ! Modifiez la route pour passer derrière les marchands !

Très loin, un coup de canon retentit, le bruit était étouffé par la neige et en devenait moins menaçant. Coup de réglage ? Appel aux armes ? Bolitho percevait l’excitation qui montait, qui tournait à la folie. Mais peu importait, il était trop tard.

Il baissa les bras pour essayer de se calmer. La roue tournait, le Styx venait lentement vers le mouillage. Il tâta de la paume la garde dorée de son sabre d’honneur et se souvint soudain qu’il avait laissé son vieux sabre à bord du Benbow.

Allday, qui le vit hésiter, ressentait la même inquiétude. Bolitho se tourna vers lui. Il savait qu’Allday avait tout compris et qu’il s’en faisait le reproche.

— N’ayez crainte, Allday, nous ne pouvions savoir que notre visite aux Danois allait se terminer ici.

Ils sourirent tous deux, mais aucun n’était dupe, C’était comme un présage.

— L’Ajax a coupé son câble, amiral ! annonça un aspirant qui dansait d’excitation. C’est la confusion la plus totale !

Bolitho vit une première voile s’étaler aux vergues de l’autre frégate. A voir l’inclinaison de la ligne des mâts, le vent et le courant la drossaient à la côte.

Neale avait dégainé son sabre et le tenait dressé au-dessus des servants de la pièce la plus proche comme pour les retenir encore. Le français paraissait plus grand à présent dans les tourbillons de neige et prenait progressivement forme. Il avait encore envoyé de la toile, Neale entendit par-dessus le bruit des embruns et des voiles le grondement des affûts, l’appel affolé d’un sifflet.

Il cria par-dessus son épaule :

— N’abattez pas trop ! Nous allons garder le français entre nous et les batteries côtières !

Bolitho observa que la frégate ennemie semblait glisser sur leur arrière. Neale n’avait rien oublié. Le Styx modifiait légèrement sa route. Bolitho vit du coin de l’œil le sabre du commandant qui s’abaissait lentement.

— A VOLONTÉ ! FEU !

 

Cap sur la Baltique
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